L’importance de la culture des données dans le secteur humanitaire

19 November 2021

Les secteurs humanitaire et du développement accumulent plus de données que jamais auparavant. Ces dernières années, cela a naturellement conduit à mettre davantage l’accent sur le rôle que jouent les données au sein des organisations humanitaires, au niveau de leurs sièges comme sur le terrain. Dans ce secteur, comme dans d’autres domaines d’activité, les gestionnaires de l’information (Information Managers - "IM") ont jusqu'à présent toujours été les seuls à qui incombait principalement la gestion des données.

La révolution des données des années 2010 a profondément bouleversé la manière dont sont gérées les interventions d’urgence et les activités de développement, et a rendu essentielle la création d’un environnement de travail "data ready" où dirigeants et décideurs, collègues et personnel ont tous une connaissance approfondie des données. Que cela soit reconnu ou non, faire parler les données n’est plus la prérogative des gestionnaires de l’information/de données, étant donné que quasi tous les acteurs humanitaires et du développement sont devenus des "data people" (Centre for HumData, 2019).

En conséquence, de nombreuses organisations humanitaires et de développement se concentrent sur la manière d’améliorer la culture des données sans toujours savoir comment elle les aidera à améliorer leurs pratiques ou le type d’investissement qu’elles devraient y placer. Dans une série d’articles de blog, ce nouveau "Portail de ressources", lancé par CartONG, mettra l’accent sur le concept, partagera ressources et expertise, et servira de principes directeurs pour les organisations qui entament ce parcours.

Alors concrètement, c’est quoi la culture des données ?

Il existe diverses définitions de la culture des données, ainsi que des débats toujours ouverts sur ces mêmes définitions. Dans cet article, je vais me pencher sur la définition de Bhargava et d’Ignazio qui décrit la culture des données comme "la capacité de lire, d’utiliser et d’analyser, d’argumenter avec les données".

  • La lecture des données implique de comprendre ce qu’est une donnée et les aspects du monde qu’elle représente.
  • L’utilisation de données implique la création, l’acquisition, le nettoyage et la gestion de ces données.
  • L’analyse des données implique le filtrage, le tri, l’agrégation, la comparaison et l’exécution d’autres opérations analytiques de ce type sur ces données.
  • Argumenter/communiquer avec des données implique d’utiliser des données pour soutenir un descriptif plus large destiné à communiquer un message à un public particulier.

 

Illustration de CartONG, adaptée de VENNGAGE, Lydia Hooper

Généralement, lorsque l’on pense aux données, les premières choses qui nous viennent à l’esprit sont des chiffres et des feuilles de calcul, ou plus précisément, des données quantitatives. Et pourtant, "orienté données" ne veut pas forcément dire "orienté chiffres" ! Il est important de noter que l’information qualitative fait aussi partie de ce qu’on entend par "données" et exige la même attention rigoureuse que les chiffres. Dans le secteur, nous utilisons du texte et recueillons divers types de documents qui n’ont pas d’intérêt quantitatif, comme des enquêtes avec texte libre, des comptes rendus à partir d’observations, des entretiens ou des groupes de discussion, qui devraient être utilisés de manière plus marquée aux fins d’obtenir des informations exploitables. Il devient alors tout de suite clair que lorsque l’on parle de culture des données, on met dans le même panier toute la gamme de données que nous consommons et produisons au quotidien.

L’étude approfondie publiée par CartONG sur les pratiques et besoins des OSC francophones en gestion des données programmes (CartONG 2020 - Étude approfondie sur les pratiques et besoins des OSC francophones en gestion des données programmes) a identifié le manque de culture des données comme l’un des six principaux problèmes des organisations humanitaires et de développement en termes de pratiques de gestion de l’information. Dans un tel "monde axé sur les données", il est essentiel que chaque individu interne à une organisation ait la capacité de lire, de communiquer, d’analyser et d’utiliser les données dans une certaine mesure.

Illustration tirée de l'étude "Les données programmes : le nouvel eldorado de la solidarité internationale ? Panorama des pratiques et besoins des OSC francophones", CartONG

Au sein du secteur, les professionnels orientés données participent à toutes les activités y afférant, y compris la collecte, l’analyse, le développement de produits, les évaluations de la qualité et la communication avec les données par le biais de visualisations et de récits. Cela coule de source, le niveau de culture des données nécessaire à un tel profil est loin de celui requis pour des rôles non techniques comme les responsables de programme par exemple. L’étendue des compétences va donc varier d’un rôle à l’autre, mais elles restent néanmoins essentielles (pour explorer ceci plus en détails, n’hésitez pas à consulter le pack RH pour accompagner les OSC humanitaires et de développement dans la structuration de leurs ressources humaines en gestion des données programmes). Afin de réduire au minimum les barrières à l’information, l’inefficacité des communications et l’inégalité des connaissances entre les rôles techniques/axés sur les données et les rôles non techniques, il est essentiel que tous les acteurs du secteur humanitaire acquièrent cette culture des données, dans une certaine mesure ("L’information en tant que seconde langue : favoriser la culture des données pour une société numérique", 2018). Par conséquent, les organisations doivent se concentrer sur la culture des données en renforçant les capacités des différents rôles en contact avec ces données. L’analyse tirée de l’enquête "Centre for Humanitarian Data 2019 survey" suggère que d’élargir la compréhension des "activités de données" pourrait renforcer la culture de données et l’investissement dans les flux de données au sein des équipes. À ce titre, les ONG, les organisations internationales, les consortiums et les réseaux d’acteurs feraient bien d’utiliser les données comme vecteur pour que les différentes équipes puissent se comprendre et parler un langage sur les données commun.

Qu’est-ce qui la rend essentielle ?

D’une certaine manière, la culture des données peut être perçue comme l’une des plus importantes nouvelles compétences de ce siècle, tout comme l’alphabétisation l’était lors du précédent (Venture Beat, 2014). Comme le montre la stratégie des Nations Unies en matière de données, l’utilisation de ces dernières est une compétence essentielle pour tous les rôles organisationnels et contribue à promouvoir une culture axée sur les données. Pour relever le défi, de grandes organisations telles que le Centre for Humanitarian Data, UN OCHA, le CICR, et la FICR, pour n’en nommer que quelques-unes, élaborent toutes actuellement des stratégies destinées à former des collaborateurs à exploiter le pouvoir d’un flux d’information de plus en plus abondant, plutôt que de se laisser submerger par ce dernier. En effet, la culture des données exige un changement de culture organisationnelle : la création d’un environnement où les données sont analysées, critiquées, déstructurées, comprises et à terme utilisées pour concevoir des réponses pertinentes nous permettant de remplir notre mission. Parce que la prise de décisions opérationnelles à partir de données de mauvaise qualité, ou, pire, à partir d’interprétations erronées de données autrement fiables, peut réellement avoir un impact négatif sur nos activités. Examinons de plus près pourquoi la culture des données devrait jouer un rôle aussi intégral dans une organisation.

#1 La culture des données en faveur de l’approche "do no harm"

Les données peuvent être une force motrice, mais elles sont si puissantes qu’elles peuvent aussi renforcer la discrimination, accroître les inégalités voire même être utilisées en tant qu’armes (armes de destruction mathématique). Soyons honnêtes, les graphiques en courbes, les graphiques à barres, les cartes et nos "illustres tableaux de bord programmatiques" sont devenus un instrument clé de la communication d’informations vitales sur les activités humanitaires. Autrement dit, travailler avec des données concernant des populations affectées par des crises peut servir à promouvoir nos activités idéologiques, donner la priorité à certains points de vue et en dissimuler d’autres, ou perpétuer les relations de pouvoir existantes. Nous plaçons généralement toute notre confiance dans les données, sans reconnaître que "les chiffres ne sont pas neutres, les faits viennent de quelque part, chargés d'histoire, de passif" (Une gestion responsable des données, ça commence avec vous ! - Ben Parker). 

Bien que leur bon sens leur indique parfois le contraire, les êtres humains sont intrinsèquement biaisés, et il est donc difficile pour eux d’éviter les pièges du "biais de sélection" de l’information. Des problèmes éthiques peuvent donc survenir lorsque les gens décident d’ignorer ou de mal interpréter les résultats de données recueillies en vue de soutenir une perception bien spécifique. La formation à la culture des données peut permettre aux équipes de comprendre ces données, d’apprendre à remettre en question ce qu’elles disent, d’identifier les préjugés d’interprétabilité personnelle et de résoudre les problèmes éthiques qui y sont liés. C’est ainsi que les données peuvent être effectivement transformées en informations sur lesquelles l’organisation peut se baser pour élaborer ses orientations programmatiques.

En d’autres termes, les organisations sont-elles réellement capables de respecter leurs valeurs et principes (comme l’approche dite de "do no harm") si elles ne parlent pas le langage des données (maîtres des données) ? Elles doivent se confronter au sujet à tous les échelons de leur organisation, notamment eu égard à ses intervenants externes, pour veiller à ce qu’aucun préjudice numérique ne se produise. Il ne s’agit pas là du principal ingrédient de la recette et cela ne signifie pas que tout le monde doit être un expert en données, il est toutefois important que les personnes concernées aient juste assez de compétences en la matière pour être à même de bien faire leur travail.

#2 La culture des données en faveur de la collaboration entre les équipes

Deuxièmement, "les données sont un sport d’équipe" (School of Data). La culture des données contribue à accroître la collaboration et la compréhension entre les différentes équipes. Le personnel chargé de la gestion de l’information et des données ne doit pas être le seul responsable de la culture des données au sein de l’organisation. Il ne doit pas non plus être le seul responsable de la collecte et de l’analyse de toutes ces données. Les acteurs du secteur humanitaire doivent plutôt s’efforcer de cultiver une culture des données. Pour ce faire, la solution consiste à offrir un cadre au sein duquel l’homme est plus valorisé que la donnée, et où la collaboration porte sur l’utilisation des données en tant que vecteur d’efficacité opérationnelle et pour mieux communiquer sur l’impact du travail. Il s’agit là d’un excellent moyen d’aider les personnes dans leurs rôles respectifs à contribuer à l’accès et à l’utilisation des données.

En ce qui a trait à la culture des données, chaque membre d’une organisation a la responsabilité de contribuer et de jouer son rôle. Chaque poste doit avoir une vision de l’organisation pouvant fournir un contexte qui enrichit la signification et la valeur des données organisationnelles. Par exemple, les cadres supérieurs doivent comprendre les données en vue de tirer des conclusions et de communiquer des idées de décisions stratégiques. Les gestionnaires de données et de l’information rendent les données accessibles et fournissent des conseils aux collègues et aux instances dirigeantes sur des produits ciblés pour le partage et la communication des données. Les équipes programme sont essentielles pour identifier les éléments importants à prendre en compte ou à explorer, ou pour comprendre les implications thématiques des chiffres.

Illustration et résumé de CartONG et dérivé de, "Results and analysis for the UNOCHA Centre for Humanitarian Data’s broad-based data literacy survey",
The Centre for Humanitarian Data

Le développement de compétences en culture des données permet de faire le lien entre toutes ces différentes équipes au quotidien.

#3 La culture des données augmente la responsabilisation et la transparence au sein d’une organisation

Troisièmement, le fait de s’investir dans la culture des données accroît la responsabilisation et la transparence. Lorsque les données ne sont accessibles, comprises ou utilisées que par une poignée de personnes, elles restent en silos. Les personnes non "orientées données" ont parfois simplement peur de poser des questions, ce qui peut conduire à des représentations erronées et à des préjugés. Les données ont plus de pouvoir lorsqu’elles sont accessibles à tous !

La culture des données permet aux collègues de poser les bonnes questions, de parler un langage de données commun et de responsabiliser tout et chacun (en commençant par eux-mêmes). Dans les cultures où les données sont maîtrisées, la curiosité est encouragée et le personnel prend à cœur de comprendre un sujet dans toutes ses dimensions. Par exemple, lorsque des données sont présentées en tant que preuve pour expliquer une décision donnée, le personnel saura poser les bonnes questions : Pourquoi des données ont-elles été recueillies ? Les sources sont-elles fiables ? L’analyse est-elle bonne ? Quels sont les biais potentiels ? De quelles autres preuves aurons-nous besoin pour agir ? Elle encourage également l’ouverture, élimine les goulets d’étranglement et éclaire la contribution de chacun aux objectifs de l’organisation. Ce type de visibilité ouvre la voie à une culture davantage axée sur la réflexion.

#4 La culture des données améliore les performances et l’efficacité organisationnelle

Un collègue ne faisant pas preuve de compétences en culture des données ne fonctionne pas au même niveau que celui qui emploie les données en toute confiance. Non seulement les membres des ONG peuvent-elles prendre des décisions basées sur des faits, mais les équipes peuvent qui plus est découvrir de nouvelles perspectives et opportunités. En augmentant la culture des données à tous les niveaux d’une organisation, chaque individu, du siège social aux équipes nationales, sera mieux à même de comprendre pourquoi les défis se présentent, de les gérer plus efficacement et, espérons-le, de les repérer avant qu’ils ne se transforment en problèmes. 

En outre, le personnel technique et non technique aura moins de difficultés à engager des conversations impliquant des données. Les équipes ou individus du secteur seront plus à même de promouvoir les activités liées aux données, d’expliquer pourquoi les données sont importantes et la manière dont elles contribuent à créer de la valeur pour les personnes servies ou les activités mises en œuvre.

Plus une organisation maîtrise des données, plus elle est en mesure de tirer profit de ses données. La mise en œuvre d’une telle initiative contribue à renforcer la confiance dans les outils et leurs résultats, et augmente le niveau de confort du personnel relatif à l’utilisation de ces outils et de ces données de manière globale. La culture des données permettra au personnel d’acquérir les capacités nécessaires et de changer d’état d'esprit. Par exemple, avant qu’une équipe ne décide de lancer une autre enquête sur les ménages ou de développer une nouvelle plateforme pour les données recueillies, elle sera en mesure d’évaluer les besoins, d’exploiter les ensembles de données et les solutions existants, et de ne recueillir que ce qui est pertinent pour une activité ou un contexte opérationnel particuliers. 

La culture des données est une condition préalable à une culture axée sur les données. Pour s’orienter vers un environnement de culture des données, les organisations peuvent commencer par se concentrer davantage sur les personnes et les compétences plutôt que sur les outils et les systèmes : aider les équipes à changer collectivement leurs comportements et leurs croyances, en encourageant l’utilisation des données non seulement dans l’intérêt des données, mais aussi pour prendre de meilleures décisions et améliorer les activités.

#5 La culture des données aide votre personnel à se développer ; une victoire pour les individus comme pour les organisations

Les organisations humanitaires et de développement doivent envisager la mise à niveau des compétences en termes de données, car cela pourrait aider leurs membres à améliorer leur utilisation et ajouter une nouvelle corde à leur arc. Pour améliorer la culture des données d’une organisation, chaque membre doit développer un certain niveau de compétences. Ainsi, pour tirer le meilleur parti de différents outils et de grandes quantités de données recueillies dans le secteur, le personnel non technique doit acquérir de nouvelles compétences (Datapack UNOCHA Centre for Humanitarian Data).

La formation à la culture des données peut aider les cadres supérieurs, les responsables des données et de l’information à acquérir des compétences générales pouvant contribuer à investir dans des initiatives de renforcement des capacités qui, à leur tour, aident les autres équipes à tirer pleinement parti des données grâce à la collaboration, à la pensée critique, à la curiosité et au récit des données. Les organisations doivent adopter une approche plus globale des compétences en la matière. Ceux qui comprennent la nature des systèmes, des outils ainsi que leur fonctionnement, la manière de créer une gouvernance de données saine, des stratégies de protection, la sécurité et la confiance. Par conséquent, de nouveaux ensembles de compétences émergent également, comme les « traducteurs de données », en raison de la nécessité de rôles intermédiaires (Open Data Institute, 2020). À mesure que les données deviennent une composante essentielle du travail humanitaire et de développement, les professionnels du secteur auront la capacité de comprendre comment interpeller et interagir avec les « traducteurs de données », sans seulement supposer que les décisions du système sont toujours les bonnes.

Grâce à des programmes de culture des données, des organisations telles que la FICR (avec son Data Playbook) ou le Centre for Humanitarian Data d’OCHA peuvent faire des compétences, de l’expérience, de la formation et de la gestion des données une part de tous les rôles organisationnels et promouvoir une culture axée sur les données au sein du secteur.

Conclusion

Le secteur humanitaire et du développement recueille et génère de grandes quantités de données. Cependant, certaines de ces données ont encore un potentiel inexploité, alors qu’une grande partie des données effectivement recueillies dépasse le seuil de ce qui est véritablement nécessaire. Pour éviter ces situations, il est essentiel que les acteurs humanitaires aient la capacité de lire, de travailler et d’interpréter les données, pour obtenir des informations exploitables et prendre des décisions éclairées.

Les organisations doivent également investir dans la création d’une culture axée sur les données en mettant en œuvre des stratégies de formation pour leur personnel, des niveaux subalternes aux niveaux supérieurs. L’amélioration de la culture des données permettra une équipe plus autonome qui pourra servir les communautés par le biais d’activités efficaces. Notre prochain post de blog mettra en évidence les diverses ressources existantes axées sur l’acquisition de compétences en culture des données.

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La présente publication bénéficie du soutien de l’Agence Française de Développement (AFD). Néanmoins, les idées et les opinions présentées dans cette publication ne représentent pas nécessairement celles de l’AFD.